Hair. En toute sécurité.
23 juillet 2020
La haine. Sa haine. Elle explose tout à coup. Encore une fois. Comme hier. Comme demain. Le petit visage d’ange se durcit de mépris, les mots tombent, redoutables, destructeurs. Il nous hait, il voudrait nous détruire.
Et ce petit bonhomme qu’on voudrait prendre dans nos bras, réchauffer doucement nous annonce froidement qu’il nous déteste, qu’on est la pire mère qu’il pouvait imaginer, qu’on n’a d’ailleurs rien d’une mère et qu’on aurait mieux fait de ne jamais avoir d’enfant. Souvent, il en profite pour pousser ou casser « sans le faire exprès » un objet auquel on est attachée. Sa haine veut briser nos attaches.
Combien d’entre nous se sont écroulées sans comprendre ? Cet enfant que j’aime, à qui je veux le meilleur du monde, pourquoi me déteste-t-il à ce point ? Pourquoi me hait-il ?
Ce ne sont pas des anecdotes exceptionnelles comme chaque enfant peut en vivre parfois. Pour beaucoup d’enfants construits sur un attachement insecure, cela se passe tous les jours, jour après, jour plusieurs fois par jour. Quelques minutes, quelques secondes avant, il était un enfant ordinaire, l’air apaisé à son occupation.
Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ? On n’en sait rien. On n’a pas vu le feu partir. Tout à coup, il était là,rugissant, l’enfant ordinaire transformé en fauve qui attaque. Petit à petit, nous apprenons seulement à parer les coups, à nous protéger de cet enfant incompréhensible qui nous veut du mal alors que nous lui voulons du bien. Mais enfin, qu’avons-nous fait pour mériter ça ? La réponse
est courte. Rien. Nous n’avons rien fait pour mériter ça. Nous sommes seulement là, c’est tout.
Cette haine, sa haine, elle ne nous est pas destinée. Pas plus bien souvent que ses mouvements d’affection quand il en a. Nous sommes là, c’est tout. Nous sommes toujours là. Le mur qui reçoit la balle de squash n’a rien fait de mal au joueur non plus. Il est juste là pour résister à la balle.
Nous sommes là pour résister à sa haine. C’est ça aussi être mère. Résister à la haine est bien autre chose que l’affronter. Résister à la haine c’est d’abord comprendre qu’elle ne nous est pas destinée, que nous n’avons donc pas à l’investir, à en souffrir ni à en être détruite. Résister à la haine c’est simplement permettre à la violence de la balle de rebondir au mur, nous, et de retourner à celui qui l’a envoyée, lui dire sa force, sa dextérité et la force indestructible qu’il a en face de lui.
Nous n’avons pas à prendre pour nous ni le mépris, ni la violence, ni la haine que nous porte notre enfant à ce moment-là. Nous sommes là pour sécuriser, contenir, donner les limites au psychisme de notre enfant, comme notre utérus lui a donné les limites de son corps quand, pas encore né, il cognait dessus avec ses petites mains, ses petits pieds. Nous ne nous sentions pas attaquées alors. Au contraire, c’était une marque de vie que nous soutenions avec émerveillement.
La comparaison peut sembler douteuse. Pourtant, c’est bien de la contenance de son psychisme qu’il s’agit. Il s’exprime en cognant sur nous verbalement, parfois même physiquement. Mais nous ne sommes pas profondément l’objet de ses attaques. Si nous n’entrons pas dans sa haine, si nous ne nous écroulons pas sous sa violence, il sentira les limites de son psychisme, de son pouvoir destructeur aussi et petit à petit, contenu par nous, il parviendra peut-être à se contenir lui-même.
L’expérience de ses propres désirs négatifs, tout enfant doit la faire. L’expérience que ces désirs de destruction n’ont rien de monstrueux, qu’ils appartiennent à tout être humain, que chacun doit apprendre à les contenir sans détruire l’autre mais qu’ils ne sont pas à même de détruire leur parents est une nécessité absolue bien plus impérieuse pour les enfants souffrant de troubles de l’attachement. Ils ne sont pas capables de détruire leurs parents, même s’ils y mettent toute leur force. C’est cela qu’ils doivent découvrir pour se sentir en sécurité avec leurs parents, et avec eux-mêmes. L’exploration de son propre psychisme par des tentatives maladroites d’expressions d’amour ou de haine pousse à ces découvertes aussi simplement que jouer à l’équilibre sur une branche d’arbre explore les possibilités du corps, son équilibre et ses limites.
Combien de mères ne disent pas : « Qu’est-ce qu’il m’a encore fait ! » devant une prise de risques physiques.Non, il ne lui a rien fait, il a simplement exploré des possibilités. Il n’y avait aucune atteinte à la mère. Si celle-cis’est sentie atteinte, c’est qu’investie de la sécurisation de son enfant, de sa contenance, elle avait failli ne pasêtre à la hauteur de la situation. Mais le risque, c’est l’enfant qui le prenait. La haine, c’est aussi le risque que l’enfant prend d’être rejeté. Prendre le risque d’exprimer sa haine sans risquer la rupture est fondamental. C’est expérimenter la solidité de l’attachement que l’autre a avec soi. Le risque est grand. On ne peut pas le prendre avec n’importe qui. Avec qui d’autre qu’avec sa mère d’ailleurs ?
Prendre ce risque lui donne aussi les limites de son pouvoir destructeur, si nous ne nous y laissons pas prendre. « Tu peux me haïr, cela ne me détruit pas. Je suis ta mère au-delà des sentiments qu’ils soient d’amour ou de haine. » Supporter la haine sans s’y laisser détruire ni y succomber soi-même, c’est sécuriser. C’est apprendre à notre enfant qu’on est indestructible dans notre fonction maternelle, et que donc aussi, l’amour ne nous anéantira pas davantage. Quel apaisement pour l’enfant quand cela devient certitude ! Combien de temps lui faudra-t-il pour y arriver ? Un peu, beaucoup ? Personne ne le sait. Et peut-être n’y arrivera-t-il jamais. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’on est le contenant, le réceptacle de cette haine. Tous les enfants apprennent à extérioriser leurs sentiments négatifs contenus par leurs parents.
Mais les sentiments négatifs des enfants souffrant de troubles de l’attachement sont démultipliés. Leur
expression, la violence de leur haine, de leurs gestes le sont aussi, comme leur fréquence. Et nous sommes des mères ordinaires. Et nous ne savons pas comment rester solides sans nous identifier à l’agressée. Qui est-elle d’abord ? Celle qu’ils ont perdue ? Tout être humain vit sur un sentiment de perte originelle. Pour les enfants souffrant de troubles de l’attachement, cette perte est gigantesque, que nous l’ayons mis au monde, que nous l’ayons adopté, qu’il soit chez nous en accueil, il y a un espace entre sa naissance et nous, entre celle qui l’a mis au monde et nous (même si nous l’avons enfanté nous-même) que les circonstances de la vie, réelles ou ressenties par l’enfant, ont aménagé en vide insupportable. Ce vide, cette perte, il ne sait comment le combler, et il nous en veut de cela. A qui en voudrait-il d’autre ? C’est nous qui sommes-là, la plus proche de lui, la plus proche de sa blessure !
Les thérapeutes vivent cela régulièrement. Ils appellent cela le transfert négatif. Les sentiments négatifs qu’ils reçoivent de leurs patients ne leur sont pas destinés. Mais faute de trouver leur destinataire, ils détruisent le patient. Alors celui-ci les envoie au thérapeute, au mur de squash, pour les sortir de lui et les remettre à leurplace sans blesser personne. Le thérapeute apprend dans sa formation à ne pas mêler ses propres sentiments ni ses blessures enfouies à celles de son patient, à recevoir ces décharges de haines, ou parfois même d’amour, sans se reconnaître comme l’objet de cette haine ou de cet amour, sinon, la thérapie devient impossible. Oui, mais une maman n’est pas un thérapeute. Elle n’a pas appris cela. Au contraire, tout ce que nous avons appris, c’est qu’une maman aime par-dessus tout. Et dans le verbe aimer, on n’envisage en général que des sentiments, comme les sentiments amoureux, alors qu’aimer un enfant, c’est d’abord le sécuriser.
Nous devonsdonc apprendre ensemble à mettre cette distance entre les sentiments violents de notre enfant et nos propres sentiments, à ne pas les mélanger pour sécuriser notre enfant. Cela nous pouvons l’apprendre entre parents. Avec cette particularité que nous ne sommes pas thérapeutes, mais qu’en plus comme mères, nous sommes liées à cet enfant par un des sentiments les plus puissants qui existent chez les êtres humains et aussi chez presque tous les êtres vivants. Notre position est donc tout à fait inconfortable. Mais c’est la nôtre.
Le défi est incomparable. L’aide professionnelle (avertie) peut être vraiment nécessaire pour faire le tri de ce quiappartient à notre enfant et ce qui nous appartient dans cette avalanche de sentiments violents et contradictoiresqui surgissent en nous quand sa haine déborde. Ne pas mélanger nos propres sentiments, habitudes relationnelles, blessures d’enfances à la haine de notre enfant. Ce sont des choses qui n’ont rien à voir. Et pourtant, l’enfant va viser juste. Dans une faiblesse, une blessure d’enfance parfois oubliée, une limite qu’on n’a jamais pu dépasser. Il sent tout, sa sensibilité exacerbée pour garder tout sous contrôle et éviter ainsi les dangers, nous trouvera là où nous avons le moins de défense. Sa haine attaquera juste.
C‘est ça aussi la maternité. Quand il s’agit d’un enfant « ordinaire », ce jeu passe sans qu’on s’y arrête. La maman rit : « tu ne m’y auras pas, tu vas quand même obéir. » L’enfant est rassuré, même s’il râle. Il est remis à sa place d’enfant. Il n’est pas capable de détruire sa mère. Cette situation est anodine pour beaucoup. Mais pour les parents d’un enfant souffrant de troubles de l’attachement, c’est un combat perpétuel, quotidien, épuisant. Il n’a pas profondément confiance en nous. Il essaye de voirjusqu’où il peut aller, quand nous allons nous briser. Certains y arrivent si nous n’y prenons garde.
La meilleure façon d’aimer son enfant, c’est parfois accepter sa haine. Lui permettre de nous haïr en toute sécurité, sans qu’il ne s’y brise ni qu’il ne nous brise. C’est ça sécuriser. C’est ça la base d’un attachement sécure. Quel défi impossible. Certains parents devront choisir un éloignement physique d’avec leur enfant. On peut être parents de loin mais on ne peut pas être parents de quelqu’un qui peut nous détruire.
Certains éloignements sont des actes de parents très responsables, très respectueux de leur enfant, en clair, très parents. Mais c’est encore bien mal entendu par un monde qui voudrait toujours voir la maternité couleur layette et bonbons roses et uniquement ces couleurs-là. La maternité c’est aider un enfant à sortir de soi, en toute sécurité, à se reconnaître différent et à aller vers les
autres pour faire sa vie. Les jolies couleurs et les sentiments de bonheurs viendront s’accrocher là-dessus - peut être- si toute haine apaisée, ils parviennent à la confiance, sécurisés.
J’ai surtout parlé des mères, figures d’attachement principales les plus naturelles. Mais que les pères serassurent. Ils auront leur part de haine aussi. Plus tard, quand le monde de l’enfant s’élargira et qu’il osera, en toute sécurité, en haïr un autre. D’ici là, il y a quelqu’un qui a besoin du père pour faire face à toute cette haine et sécuriser l’enfant : c’est la mère. Soutenir la mère dans cette aventure de haine à contenir, c’est aussi une fonction essentielle de la paternité. Et ce n’est pas rien. Beaucoup de pères le savent bien.
Bernadette Nicolas
PETALES Belghique
Novembre 2008
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